Le problème de la Compagnie énergie électrique du Togo (CEET) n’est pas seulement le contrat étouffant avec Contour Global et les impayés de l’Etat, mais aussi les fraudes sur les compteurs. Certains propriétaires de maison ont recours à des agents de la CEET ou à des électriciens privés pour truquer les compteurs. Mais c’est dans les usines de la Zone franche que le phénomène se développe avec la complicité active des employés de l’unique société de distribution du courant électrique au Togo. Ces fraudes coûtent une fortune à la CEET : plus de 20 milliards FCFA. Et les mesures d’apurement des dettes de la Compagnie seraient vaines si on ne prenait pas des mesures audacieuses pour circonscrire le « vol ».
Dans le cadre de la mise en application du contrat de performance 2018-2020 signé entre l’Etat togolais et la CEET, il a été prévu l’assistance de l’Etat pour la recherche des financements. Ainsi, le conseil d’administration de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD) a approuvé en juin dernier une facilité en faveur du Togo pour le financement partiel du plan d’apurement de la dette auprès des fournisseurs d’énergie de la Compagnie énergie électrique du Togo. Il s’agit d’un prêt de 25 milliards FCFA.
Ce contrat de performance fait également obligation à l’Etat d’« établir et d’apurer au plus tard le 30 juin de chaque année un état de dettes croisées entre l’Etat et la CEET concernant l’année précédente ». Mais tous ces efforts seront vains si la lutte contre les fraudeurs des compteurs n’est pas bien menée.
En 2013, le Directeur général adjoint d’alors de la CEET, Ayao Amoussou-Kpéto, avait annoncé que les fraudes sur les compteurs constituent un phénomène qui gangrène la CEET et fragilise ses comptes. « Les pertes enregistrées au niveau de la CEET représentent 20% des chiffres d’affaires, soit environ 20 milliards FCFA chaque année. C’est énorme. Cette somme pourrait servir à peu près 100 villages chaque année. Donc c’est un fléau que nous combattons. Jadis, c’est un phénomène circonscrit seulement à la périphérie de certaines villes. Aujourd’hui, le phénomène est étendu à toutes les villes, à tous les quartiers et localités. Toutes les couches socio-professionnelles sont concernées dont le secteur industriel. Il y a des sociétés industrielles qui fraudent nos compteurs pour minimiser leur consommation. Ces pratiques causent beaucoup de dysfonctionnements sur le réseau et entraînent par moments d’impacts », avait-il expliqué.
Selon les informations, certains fraudeurs prennent directement l’électricité sur les poteaux électriques. Des bidouillages, quel que soit leur mode, sont faits soit par des électriciens bâtiments qui pullulent dans toutes les localités soit par des agents de la CEET. « Quoique certains utilisent des climatiseurs et autres matériels, ils paient moins de 5000F comme consommation mensuelle du courant électrique. Même si le courant se coupe parce qu’il n’y a plus de crédit sur le compteur prépayé, les climatiseurs fonctionnent. Les installations sont directement faites dans les murs et ne sont pas branchées sur le compteur », explique un électricien qui a été initié aux fraudes sur les compteurs lors d’un stage à la CEET et qui pense que ce que perd l’Etat annuellement dans le trucage des compteurs dépasserait les 20 milliards annoncés.
Mais le phénomène est plus accru chez les sociétés de la zone franche qui non seulement amassent des milliards en truquant leurs comptes financiers et en payant moins de charges fiscales, mais aussi exploitent les ouvriers togolais. A en croire une source à la CEET, le personnel ne travaille pas dans l’intérêt général de la Compagnie. Les techniciens aident les clients surtout les industriels de la zone franche à manipuler les compteurs contre une rétribution mensuelle de 1.500.000 à 2.000.000 de FCFA par mois. Ces industriels ne paient que moins de 40% de leurs factures réelles de consommation d’électricité. Si par hasard les fraudes sont détectées et le redressement effectué afin qu’ils paient leurs factures, ces industriels recourent à la corruption aussi bien de certains hauts cadres de la CEET que des ministres qui se succèdent au département des Mines et de l’Energie. « Il y a quelques années, un de ces industriels indélicats qui a été pris la main dans le sac, a avoué que s’il ne fraudait pas le compteur, il ne pourrait pas vendre ses produits et réaliser des bénéfices. Il est venu voir un de nos premiers responsables et a posé la moitié du montant du redressement qu’il devait payer pour que la Compagnie passe l’éponge sur le redressement. Ce qui lui a été refusé. Depuis, le montant total du redressement lui a été étalé sur 24 mois et il a tout payé », explique cette source.
Le cas de fraude qui a défrayé la chronique est celui de la société INDUPLAST appartenant au Libanais Sayegh Ali. Une équipe du Département contrôle comptages (DCCO) de la CEET a visité les équipements du comptage d’énergie électrique Moyenne Tension de la Société INDUPLAST le 23 juin 2014. « Au cours de cette visite, l’équipe a constaté au regard des valeurs des mesures effectuées, une incompatibilité entre le rapport du transformateur de courant (TC) programmé au compteur et de celui installé. Le rapport du TC se présente ainsi qu’il suit : programmé au compteur est de 40/5 ampères ; installé est de 100/5. Cette anomalie sus-exposée a pour effet d’engendrer un enregistrement erroné de l’énergie consommée au compteur. Lorsqu’une énergie de 100 est injectée, le TC programmé au compteur n’enregistre que 40. Le contrôle s’est déroulé en présence du client ou de son représentant. L’anomalie détectée a été notifiée au client. Lors du contrôle, les contrôleurs de la CEET étaient accompagnés d’un huissier de justice qui a dressé un procès-verbal de constat. Puis, le client a été invité à la CEET pour engager une négociation à l’amiable. La facture initiale de redressement d’énergie en se basant sur le manque à gagner correspondant à 60 % d’énergie non enregistrée de 2010 à 2014 s’élevait à 3 642 239 901 FCFA. Les négociations durant plusieurs jours entre la délégation de la Société INDUPLAST, accompagnée de deux représentants de la Société d’administration de la zone franche (SAZOF), avec le Chef DCCO ont duré plusieurs jours. L’Adjoint au DG de la Société INDUPLAST a plaidé devant le DCCO leur incompréhension des factures de redressement », indiquait le rapport ??
Quand cette affaire avait éclaté, le Président du Conseil d’administration d’alors qui fut ministre de la Justice et toujours dans le gouvernement de Tomegah-Dogbé ne s’était pas empêché de dire aux responsables de la CEET en réunion officielle que s’ils coupaient le courant à cet industriel, ils n’allaient pas s’en sortir au tribunal. Et c’était dans cette dynamique que le DG de l’époque, feu Gnandé Djétéli, avait, dans le cadre d’un règlement à l’amiable, ramené la facture de redressement initiale à 1 500 000 000 FCFA. Mais dans une lettre en date du 25 août 2015, la société INDUPLAST dont l’avocat est Me Tchitchao Tchalim, ancien ministre de la Justice et député depuis décembre 2018, avait contesté cette facture de 1,5 milliard FCFA en relevant le caractère unilatéral de son établissement.
« Il y a eu beaucoup de pression et de trafic d’influence avec des tentatives de corruption dans ce dossier, poursuit un cadre de la CEET qui a requis l’anonymat. Ils ont même offert au DGA d’alors Amoussou-Kpéto une enveloppe que ce dernier a retournée par acte d’huissier dûment enregistré. Mais aujourd’hui, je ne peux pas vous dire exactement combien les Libanais d’INDUPLAST ont finalement payé pour ces fraudes attestées plus tard par un cabinet venu de la France ». Pour ce cadre, « le gouvernement doit rester vigilant par rapport à ces industriels qui font miroiter le nombre d’emplois à créer dans leur dossier de demande de concession en faisant un suivi-évaluation des charges salariales et des taxes effectivement versées par ces industriels à la CNSS et à l’OTR. La plupart du temps, ces industriels sont mus par l’appât du gain facile en fraudant ici et là ».
Pour circonscrire les fraudes, la CEET est en train d’acquérir des matériels de branchement dont des équipements anti-fraude. D’un coût total de 1,6 milliard, le marché sera exécuté par Michaud Export, une entreprise française qui fournira des kits anti-fraudes de 10 A et des kits d’épanouissement pour câble anti-fraude. Mais pour que ce projet soit un succès, il faudra d’abord discipliner les techniciens de la CEET qui ne se gênent pas de manipuler les compteurs au profit de certains consommateurs malhonnêtes. Des sanctions sévères doivent être prises aussi bien à l’encontre des agents véreux que des particuliers ou sociétés bénéficiant de ces fraudes.
Une autre solution, c’est de rendre plus actif le Département contrôle comptages de la CEET. Il faut le renforcer en ressources humaines, matérielles et financières. Le personnel du département doit opérer sur le terrain des descentes inopinées pour contrôler la consommation du courant de chaque ménage, société, hôtel, bar-restaurant, etc.
L’autre défi à relever est l’extension du réseau électrique vers les nouveaux quartiers de Lomé et des autres grandes villes à l’intérieur du pays. Les toiles d’araignée sont les moyens par excellence du trucage des compteurs électriques. Une seule maison ayant officiellement le courant peut alimenter tout un quartier ou des concessions distantes du compteur principal de plus d’1 km. Par exemple, dans certaines banlieues, ceux qui ont pris le courant chez le détenteur du compteur principal paient jusqu’à 200 ou 250 F le kilowattheure. Celui-ci fait alors de bonnes affaires en plus d’avoir manipulé le compteur.
Pour preuve, dans son rapport 2018, l’Autorité de règlementation des secteurs de l’électricité et l’eau (ARSE) recommande la poursuite de la lutte contre les fraudes et autres sources de perte d’énergie. « Pour l’année 2018, on note une baisse du rendement du réseau de distribution de 1,6 point par rapport à 2017. Pour ce faire, la CEET doit accentuer les contrôles pour éviter les fraudes de la clientèle afin de réduire les pertes d’énergie », ajoute le rapport.
Source : Liberté