Dans ce morceau choisi d’un entretien accordé à l’Institute for New Economic Thinking, le Pr Kako Nubukpo, Doyen de la Faculté des Sciences Économiques et de Gestion (FASEG) de l’Université de Lomé au Togo, et ancien Ministre de la Prospective et de l’Évaluation des politiques publiques du Togo, revient sur l’impact économique et social de la crise du COVID-19 au Togo.
Ineteconomics : Quelle analyse faites-vous de la manière dont le Togo a géré la crise du Covid-19, les mesures qui ont été prises par le Gouvernement et des initiatives sur place dont celle du transfert d’argent « Novissi » ?
Kako Nubukpo :
Sur la gestion du Covid-19, le Togo a choisi de faire le confinement par région. Nous avons 5 régions : la région des Savanes, la région de la Kara, la région Centrale, la région des Plateaux et la région maritime. A l’intérieur de chacune des régions, il était possible de circuler, mais d’une région à l’autre il était interdit de circuler. Parallèlement, le Gouvernement a interdit la circulation des motos-taxi ‘’Les Zémidjans’’, mais il s’est posé un problème d’arbitrage douloureux entre le fait de rester confiné, ce qui permettait normalement de réduire les risques de contamination – et l’impératif pour des populations qui ont très peu de filets de sécurité sociale, de sortir de chez eux pour effectuer des activités génératrices de revenus.
Il faut savoir que la majorité des actifs sont dans le secteur informel et n’ont pas de revenus mensualisés, mais plutôt des revenus journaliers.
En dépit du caractère très subjectif de ce « proxy » de la tendance de la mortalité africaine, on peut néanmoins dire sans trop de risque de se tromper qu’à l’heure actuelle, le Togo et l’ensemble de l’Afrique subsaharienne ont été plutôt préservés et je m’en réjouis.
Du coup, le Gouvernement n’a pas appliqué dans les faits l’interdiction de circulation des motos-taxi, eu égard aux risques manifestes de trouble à l’ordre public que cette mesure pouvait engendrer dans un pays dont le dynamisme économique dépend beaucoup de ces Zémidjans, mode de transport plébiscité quoique dangereux, car peu coûteux et permettant aux différents marchés de Lomé et de l’intérieur du pays de fonctionner. Ainsi, du point de vue de l’arbitrage entre confinement et continuité de l’activité économique, on peut dire qu’on a été quelque part au milieu.
Après il y a eu des fermetures de certaines institutions comme les universités, les lieux de Culte, les bars et restaurants, ce qui réduisait de facto la probabilité de contamination, mais toujours avec l’idée qu’il fallait quand même un minimum de continuité des services publics. Pour la fonction publique on a plutôt opté pour des journées « continues », réduisant ainsi les amplitudes horaires, mais il n’y a pas eu de fermetures des services publics.
Le Gouvernement a également mis en place un centre de santé spécifiquement dédié au Covid, qui a suscité beaucoup de polémiques par rapport à l’effectivité et l’efficacité du matériel de traitement notamment des cas graves parce qu’on est dans un pays où on a très peu de respirateurs artificiels par exemple.
Les chiffres officiels que nous avons à l’heure actuelle font état d’une vingtaine de morts ce qui fait que le Togo fait partie des pays où il y a eu le moins de décès lié au Covid. Après, je pense que c’est un cas général puisque quand on prend l’ensemble du continent africain (en août 2020), nous sommes à 3% de décès par rapport à la mortalité mondiale alors que nous représentons 17% de la population mondiale.
Cependant, il convient de nuancer ce constat général, car ces dernières semaines il y a eu une remontée notamment en Afrique du Sud, en Algérie, en Egypte, au Nigeria et au Ghana. Mais de façon générale, il est évident que la pandémie n’a pas eu la force ou la nocivité qui était crainte au départ parce que même si nous n’avons pas de services statistiques très performants, les gens se connaissent et quand il y a des décès dans des familles tout le monde le sait…En dépit du caractère très subjectif de ce « proxy » de la tendance de la mortalité africaine, on peut néanmoins dire sans trop de risque de se tromper qu’à l’heure actuelle, le Togo et l’ensemble de l’Afrique subsaharienne ont été plutôt préservés et je m’en réjouis.
Les nombreuses campagnes d’information et de sensibilisation des populations sur le respect des mesures barrières et le caractère obligatoire du port des masques y sont certainement pour quelque chose, à côté de la fermeture des frontières terrestres et aériennes.
Ineteconomics : Au niveau de la réponse économique apportée par le Togo, quel est votre avis ? En quoi le Covid va affecter la politique économique et monétaire notamment en Afrique ?
Kako Nubukpo :
La réponse togolaise au Covid via le canal direct de transferts de ressources (initiative « Novissi ») valide le fait que d’avoir travaillé en amont sur les circuits de micro-crédit et de transferts monétaires a permis au Gouvernement de répondre rapidement à des besoins financiers immédiats.
Sur la réponse économique au Togo, il faut dire que depuis un certain nombre d’années le Togo tente via le Ministère du Développement d’accéder aux couches les plus vulnérables de la population à travers notamment le « Fonds national de Finance inclusive (FNFI) » [Le FNFI, rattaché au Secrétariat d’État en charge de l’inclusion financière, Ndlr]. Ce dernier a été mis en place depuis sept (07) ou huit (08) ans et a progressivement pris de l’ampleur, avec comme principe, de transférer des ressources directement aux personnes vulnérables avec des obligations de remboursement.
La réponse togolaise au Covid via le canal direct de transferts de ressources (initiative « Novissi ») valide le fait qu’avoir travaillé en amont sur les circuits de micro-crédit et de transferts monétaires a permis au Gouvernement de répondre rapidement à des besoins financiers immédiats. Ceci dit, il faudra évaluer de façon rigoureuse l’impact de cette initiative sur la résilience des ménages togolais qui en ont bénéficié et comprendre pourquoi de nombreuses personnes en ont été exclues. En tout état de cause, il semble que ce soit une réponse micro-économique qui rappelle les programmes de transferts « bourses familiales » du président Lula au Brésil des années 2000.
Du point de vue macro-économique, le Togo a lancé son Plan national de Développement (PND 2018-2022) avec trois (03) axes : le premier consiste à faire du Togo un Hub logistique notamment portuaire, s’appuyant sur sa position géographique de corridor pour la desserte des pays de l’Hinterland. Le deuxième axe renvoie à la création d’agropoles, vecteurs du développement d’une véritable agro-industrie et, enfin, le 3ème axe est relatif au social et au renforcement de capacités humaines. Une des leçons que le Togo pourrait tirer de cette pandémie est au niveau de l’allocation des ressources financières sur les trois (03) axes : le troisième axe qui était le moins fourni devrait avoir beaucoup plus de ressources, car le Covid montre les angles morts du développement du Togo et même de l’Afrique par rapport aux Objectifs de développement durable (ODD) en particulier la santé. Je pense qu’à la faveur de cette crise, le continent africain devrait mettre beaucoup plus l’accent sur le social, l’éducation, la santé, la formation et même l’information via une plus grande efficacité des agences de statistiques.
Ineteconomics : Et du coup, pensez-vous comme à l’image du Sénégal qui a fait un amendement à son Plan émergent (Plan Sénégal Emergent) et d’autres pays africains qui évaluent ou reconsidèrent leur Plan national de Développement préalablement adopté, le PND du Togo fera aussi l’objet d’une révision ou d’un amendement ?
Kako Nubukpo : Inévitablement, le fait qu’on n’avait pas construit de scénario pessimiste pour le PND, à côté du scénario tendanciel (taux de croissance du PIB de 5%) et du scénario optimiste (taux de croissance de 7 %), nous obligera à réviser nos prévisions et projections macroéconomiques.
Le Togo ne pourra pas échapper à une révision du PND à mon avis à deux niveaux : d’une part, la réallocation des ressources suivant les trois axes pour mettre le focus sur l’axe numéro 3 notamment la santé.
L’Afrique en général va perdre autour de cinq (05) points de PIB suivant en tout cas selon les projections de la Banque Mondiale. Au départ c’était entre 2 et 5 %, mais à l’heure actuelle, nous sommes plus proches de 5% que des 2%. Or, dans la mesure où la croissance du PIB induit le niveau de la plupart des indicateurs macroéconomiques, les Chefs d’États et de gouvernements de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA) viennent de suspendre l’application des critères de convergence eu égard au caractère finalement non anticipé de cette pandémie.
Je pense qu’au niveau des différents États africains et plus généralement dans le monde, il y aura forcément de nouveaux exercices de modélisation pour tenir compte de la baisse du taux de croissance du PIB. Pour sa part, le Togo ne pourra pas échapper à une révision du PND à mon avis à deux niveaux : d’une part, la réallocation des ressources suivant les trois axes pour mettre le focus sur l’axe numéro 3 notamment la santé et, d’autre part, la prise en compte de la baisse du PIB consécutive à la récession mondiale et ses effets sur l’économie nationale.
Togofirst