En février 2005, Monsieur François Akila-Boko, ministre de l’Intérieur d’alors et officier supérieur de la gendarmerie nationale, a tenté, durant plusieurs semaines, de convaincre sans succès ses frères d’armes de ne pas valider la succession dynastique à la tête du Togo. Parmi les farouches opposant à son appel, un certain Felix Abalo Kadanga, tout puissant chef de la FIR (Force d’Intervention rapide). Il n’hésita pas à lancer à la figure de son frère de village et cousin cette phrase : « un beau-frère ne trahit jamais », allusion faite à la famille Gnassingbé dont il a épousé une fille.
Après plusieurs tentatives sans résultats, le ministre de l’Intérieur d’alors décide de rendre son tablier afin de ne pas cautionner, non seulement ce schéma de succession dynastique, mais aussi les massacres qui se préparaient en marge de la présidentielle d’avril 2005. Traqué par ses propres frères d’armes, particulièrement son cousin Felix Abalo Kadanga, François Akila-Esso Boko n’a eu la vie sauve qu’en se réfugiant à l’ambassade d’Allemagne au Togo. Ne pouvant pas s’en prendre à une ambassade protégée par la Convention de Vienne, lui et ses sicaires se sont défoulés en guise de vengeance sur l’Institut Goethe, un symbole allemand qu’ils ont incendié.
Plus de 18 ans après, le beau des beaux, le tout-puissant Felix Abalo Kadanga, défenseur zélé et acharné du pouvoir de Faure Gnassingbé, le « beau qui ne trahit pas » est en train d’être broyé par son gendre. Chronique de l’ascension et de la chute d’un officier qui a fait le choix de servir une famille plutôt que la République.
Félix Abalo Kadanga, chronique d’une chute annoncée
Les faiseurs de roi finissent toujours à la guillotine en ce sens que dans un système autoritaire, seul le chef est dans la durée. C’est une constance de l’histoire que beaucoup tendent à ignorer. Le Général Felix Abalo Kadanga était déjà assez puissant avant le décès de Gnassingbé Eyadema. Il était le tout-puissant patron de la FIR et ses méthodes rappellent un certain Narcisse Yoma Djoua.
Après 2005, il est monté rapidement en grade, devenant l’un des piliers majeurs du régime. Dans la nuit du 12 au 13 avril 2009, c’est lui qui s’est porté volontaire pour donner l’assaut au domicile de Kpatcha Gnassingbé (son gendre) avec des armes lourdes. Bilan de cette fusillade de Pâques, d’énormes dégâts, deux soldats exécutés, de l’argent, des bijoux et pierres précieuses emportés. Kpatcha Gnassingbé sera accusé plus tard de tentative d’atteinte à la sureté intérieure de l’Etat et condamné à 20 ans de prison.
A travers cet exploit qui a permis de neutraliser Kpatcha Gnassingbé en mettant fin au bicéphalisme à la tête du pays ; il a démontré sa loyauté totale à Faure Gnassingbé. Si ce dernier est satisfait de la loyauté renouvelé de son beau-frère, il commence en revanche avec le temps par se méfier de la toute puissance de feu, de l’imprévisibilité, du zèle de cet officier qui lui seul peut décider un matin de basculer le pouvoir dans un sens comme dans l’autre. Pour se prémunir d’une éventuelle surprise, il décide de l’éloigner de la troupe.
Dans l’armée et généralement en Afrique, un officier n’est puissant que quand il est à la tête d’une troupe. Felix Abalo Kadanga fut d’abord nommé chef d’Etat-major de l’armée de terre avant de se voir propulsé au grade de général de division et nommé le 29 décembre 2013, chef d’Etat-major général des FAT, en remplacement du Général Atcha Titikpina, un autre de sinistre réputation. Beaucoup y ont vu dans cette ascension fulgurante (Chef d’Etat-major de l’armée de terre, Général de division, CEMG) une promotion, mais certains spécialistes du monde militaire y ont détecté une manière subtile de Faure Gnassingbé d’éloigner son imprévisible beau-frère de la troupe en l’isolant dans un bureau. En réalité, la chute de Felix Abalo Kadangha a commencé depuis qu’il a été enlevé de la tête de la FIR, une unité qu’il a façonnée de sa propre main et une caserne qu’il connait comme sa propre maison.
Désormais chef d’Etat-major et patron de l’armée, le nouveau général de division a profité pour placer certains de ses hommes à certains postes clés de l’armée et dans les renseignements. En absence d’un ministre de la Défense, poste rattaché à la présidence depuis 2007, Félix Abalo Kadanga avait une marge de manœuvre assez large à la tête de l’armée. Mais la nomination de Marguerite Essossimna Gnakadé le 1er octobre 2020 à la tête du ministère des Armées va inverser la donne. La ministre des Armées, certainement actionnée subtilement par Faure Gnassingbé, s’est vu pousser des ailes et n’a pas été tendre avec son frère du village (Canton de Tchitchao).
Les sources autorisées racontent une scène d’humiliation du tout puissant général dans les bureaux de la ministre des Armées au point qu’à sa sortie, il avait du mal à retrouver ses pas (sic).
L’assassinat du Colonel Toussaint Bitala Madjoulba
Dans la nuit du 3 au 4 mai 2020, quelques heures après la prestation de serment de Faure Gnassingbé, le Colonel Toussaint Bitala Madjoulba, Commandant du Bataillon d’Intervention Rapide (BIR) depuis 2014, est assassiné dans ses bureaux à l’intérieur de la caserne située au nord-ouest de la ville de Lomé. Ce crime aussi odieux, crapuleux que mystérieux, a nourri des commentaires, des interprétations foireuses et fantasmagoriques. Dans l’opinion, il a été distillé que l’assassinat de ce colonel est consécutive à sa volonté ou velléité de libérer le Togo. Les choses, en réalité, semblent plus complexes que cela. Quoiqu’il en soit, une enquête a été ouverte, des hommes de rang et plusieurs officiers mis aux arrêts. Les hommes de rang détenus dans l’enceinte de la caserne du BIR et les officiers au tristement célèbre ANR (Agence Nationale de Renseignements). L’enquête a duré presque trois ans et permis de cerner les contours de ce crime. Les expertises balistiques réalisées par la France et le Ghana ont permis de remonter à l’arme du crime qui se trouve être la propre arme de la victime, un Pistolet automatique (PA) de marque italien BERETTA. Assassiné par son arme, voilà l’énigme que les enquêteurs devaient éclaircir pour avoir tous les éléments du puzzle et il semble que c’est désormais chose faite.
Le limogeage de Félix Abalo Kadanga et son arrestation
Plus de 6 mois après l’assassinat du Colonel Toussaint Bitala Madjoulba, alors que les enquêtes étaient en cours, le Général de division Felix Abalo Kadanga est limogé le 6 décembre 2020, remplacé par son meilleur ami le Général Martin Dadja Manganawè qui s’est, par la suite, brouillé aussi avec Marguerite Essossimna Gnakadé, ministre des Armées, avant que les deux ne soient renvoyés par Faure Gnassingbé le 23 décembre 2022. Quelques heures après le limogeage du chef d’Etat-major général, l’ordonnance (garde du corps dans le jargon militaire) de feu Toussaint Bitala Madjoulba qui faisait également office de son chauffeur a tenté de fuir le pays. Au lendemain de l’assassinat de son patron, il avait été mis aux arrêts au SCRIC, interrogé et laissé libre, mais sous surveillance.
Dans sa tentative de fuite, il a été poursuivi par des agents qui ont fait usage de leurs armes pour l’immobiliser. Transporté au pavillon militaire du CHU SO, les lieux furent sécurisés par un char et la consigne a été donné aux médecins de tout faire pour le sauver afin qu’il parle. Il y est toujours. Pourquoi ce chauffeur voulait quitter précipitamment le pays ?
De sources bien informées, il est l’une des pièces maitresses de ce crime en ce sens que le 3 mai 2020, au retour de la prestation de serment à la caserne, son patron, Toussaint Bitala Madjoulba, a laissé son arme dans le véhicule. L’hypothèse retenue par les enquêteurs est que ce soit le chauffeur qui ait remis l’arme du crime à l’assassin et une fois l’opération terminée il a remis l’arme dans le véhicule. A qui aurait-il remis l’arme ? Il devra donner sa version depuis son lit au pavillon militaire pour éclairer les enquêteurs.
L’ancien CEMG (Chef d’Etat-Major Général) sans responsabilité officielle, passait son temps dans ses différentes fermes agricoles à Kevé (Avé) et Bouladè (Bafilo). Il appréhendait très mal sa situation et n’hésitait pas à s’ouvrir à certains visiteurs. Ses ressentiments parvenaient au locataire du palais de la Marina. Pour ne pas le laisser sans contrôle dans la nature, Faure Gnassingbé rappelle l’ancien chef d’Etat-major à la tête de la Commission nationale pour la lutte et la prolifération des armes légères (CNL-PAL) le 16 mars 2021. Une promotion ? Certainement pas. Une stratégie visant à mettre sous surveillance dans un bureau un élément imprévisible ? Sans doute.
Pendant qu’il s’occupait du ramassage (sic) des armes légères, la machine de neutralisation de ses éléments dans l’armée est mise en branle. Le nettoyage (affectations) a commencé au sein des renseignements, à la tête de certaines unités, au Centre d’artillerie d’Akaba (Anié, une ville située à 186Km au nord de ‘Lomé) à l’EFOFAT (Ecole de Formation des Forces armées) etc. C’est après ce nettoyage complet que le plan de son arrestation fut acté.
Le 10 janvier 2023, Félix Abalo Kadanga reçoit son invitation à se présenter à Kara pour le grand rapport des FAT qui n’a pas eu lieu depuis 3 ans à cause de la pandémie COVID 19. Martin Dadja Manganawè qui venait de perdre son poste et qui s’est rendu par la suite à Dubaï pour un contrôle médical, a été sommé de rentrer illico presto. Mais avant de s’envoler à Kara où il doit assister au grand rapport général des FAT, Faure Gnassingbé devait obligatoirement sacrifier au rituel mystique qui se déroule chaque année la nuit du 12 janvier derrière le camp RIT. C’est un rituel qui vise à renouveler la mainmise spirituelle du clan Gnassingbé sur le Togo, partant de l’assassinat de Sylvanus Olympio la nuit du 12 au 13 janvier 1963. Mais à la Présidence, l’heure n’était pas à la sérénité. Le dispositif au camp RIT et aux alentours a été renforcé.
Felix Abalo Kadanga qui avait rendez-vous avec certains journalistes coptés pour les activités du CNL-PAL, est appelé d’urgence à la présidence. Il met les journalistes en attente et se rend à la présidence. Il s’entend dire que Faure Gnassingbé est rentré à la maison. Il se présente au domicile de ce dernier, on lui dit que c’est plutôt à Lomé II. Il se rend alors à Lomé II où il a attendu longtemps à la salle d’attente avant de ressortir menottes aux poignets. Le soir sous une bonne garde, Faure Gnassingbé va sacrifier au rituel et monte dans l’avion pour Kara. A Pya (son village natal), il informe un cercle d’officiers dont le préfet de Kara, le Colonel Didier Bakali qu’il a ordonné l’arrestation du Général Félix Abalo Kadanga et que ce dernier ne lui ait pas laissé le choix. Ainsi s’est refermé le piège sur l’un des hommes forts de l’armée togolaise.
Ouverture d’une information judiciaire
Dans un premier temps gardé à la gendarmerie, le Général Félix Kadanga a été transféré rapidement dans une des six villas à l’entrée de Lomé II, côté cité OUA, gardé par plusieurs militaires. Il y est toujours détenu. Il y reçoit des visites de certains proches, mais ils ont l’obligation de parler à haute voix afin que les militaires chargés de le garder puissent écouter les discussions et rendent compte à qui de droit.
Aux premiers jours de son arrestation, des perquisitions ont eu lieu dans ses différentes résidences, ses fermes (Kevé et Bouladè), son domicile à Tchitchao. Des rumeurs ont fait le tour des réseaux sociaux sur des milliards découverts dans l’une de ses résidences. Il n’en est rien. En revanche, des armes y ont été trouvées, notamment dans une villa dans un quartier de la capitale Lomé. Présenté au Procureur de la République, il a été inculpé. Le dossier a été ensuite confié au doyen des juges d’instruction. La phase d’instruction bouclée il y a quelques jours, a été longue et laborieuse.
L’ancien CEMG est souvent conduit la nuit dans le bureau du doyen des juges d’instruction Abli Poutouli) pour des auditions qui commencent de 21 h jusqu’à 4 h du matin. Il n’était assisté d’aucun avocat depuis son arrestation jusqu’à a fin de l’instruction. Il a été confronté à plusieurs autres officiers, notamment le Colonel Ali Kodjo, détenu à l’ANR, le Colonel Agbonkou, détenu à l’ANR et libéré provisoirement, le Commandant Atèkpè, rappelé illico presto de la MINUSMA, arrêté et détenu à l’ANR, le Colonel Charles Sogoyou, ancien chef d’Etat-major de l’Armée de terre (dont le numéro de téléphone apparait parmi les victimes du logiciel PEGASUS au Togo), le Colonel Alex Yotroféi Massina, ancien DG de la gendarmerie qui a lui-même fait l’objet d’une audition musclée au SCRIC durant la phase de l’enquête préliminaire, etc.
Le Général Felix Abalo Kadanga est désormais renvoyé devant le tribunal militaire récemment mis en place devant lequel les avocats étrangers ne sont pas autorisés à plaider.
Plus de 14 ans après le procès de Kpatcha Gnassingbé, on s’achemine vers un autre procès retentissant d’un pilier du régime. Que s’est-il vraiment passé dans la nuit du 3 au 4 mai 2020 ? Qui a pu réellement s’introduire dans cette caserne ultrasécurisée pour assassiner le chef corps et ressortir tranquillement sans que les militaires ne bougent ? Quel rôle le chauffeur de la victime a joué dans cette affaire ? Entre Felix Abalo Kadanga et Toussaint Bitala Madjoulba, qui a balancé l’autre ? Quelles sont les responsabilités au plus haut sommet de l’Etat ? Ce procès qui s’annonce palpitant et délicat permettra-t-il de faire la lumière sur ce crime ? Ces question ne sauraient être adressées aux magistrats du tribunal militaire, mais bien au chef d’orchestre qui n’est autre que Faure Gnassingbé.
Selon la page X (tweeter) de FABIAN, spécialiste du tracking des avions, le locataire de la Marina est absent du pays cette semaine. « Alors qu’un coup d’Etat au Niger, le président Faure Gnassingbé voyage à bord d’un Airbus A3186-112 (CJ) Elite « Global Jet Luxembourg » (reg. LX-LTI 4D0214) de Lomé à Milan, Italie, où il passe de temps en temps les week-ends », a-t-il écrit sur sa page. De son retour des vacances estivales, il pourra donner un coup d’accélérateur à ce procès dans les semaines à venir. Pauvre Général Félix Abalo Kadanga.
En 2009, en plein procès dans la salle du tribunal de Lomé, il lançait à Kpatcha Gnassingbé ses mots : « Tu es un menteur, tu ne t’en sortiras jamais ». Va-t-il, lui, s’en sortir maintenant que c’est son tour ?
En 2005, ces officiers auraient pu donner une autre trajectoire à ce pays, mais ils ont préféré faire allégeance à une famille, un clan qu’à la République. Cette famille qui les utilise, les pousse à commettre des crimes innommables, obligeant les populations à les détester pour enfin les liquider dans l’indifférence totale de l’opinion. Le drame dans cette histoire est que la triste fin des Narcisse Yoma Djoua, d’Assani Tidjani, les déboires de Kouma Bitenewé et maintenant de Felix Abalo Kadanga ne leur servent jamais de leçons. Les Togolais attendent impatiemment ce procès et souhaitent qu’il soit aussi transparent que celui de la Guinée-Conakry en cours.
Mensah K. /Dossier réalisé par L’ALTERNATIVE
Publié ce samedi 5 août 2023