A compter des élections de juin 2019, le Togo est devenu un État unitaire et décentralisé. A côté des anciennes administrations centrales se sont développées des administrations et des collectivités locales. La nouvelle expérience de la démocratie locale soulève au quotidien des débats suscités par une bouillonnante actualité des collectivités territoriales faite d’écarts, d’approximations, de conflits de compétence ou politiques et de violations graves des textes réglementaires. Au registre de la violation des textes, et les maires et leurs supérieurs hiérarchiques sont régulièrement épinglés. Sont versées ces derniers jours dans ce registre une décision entachée d’une grave irrégularité inadmissible du maire de l’Ogou 1, Mme Yawa Kouigan, et une riposte discutable mais bien tolérable du ministre Payadowa Boukpessi de l’administration territoriale, de la décentralisation et du développement des territoires, relatives au licenciement de deux agents.
Par lettres n°405 et 406/2021/OGOU1/CAB/YAK du 15 juillet 2021, le maire Yawa Kouigan informe deux agents de sa commune, les nommés Geraldo Kiki Roukia et Konsana Simtaya Dorma, de leur licenciement au motif «de retards ou d’absences non justifiés au cours du premier semestre de l’année en cours. » Le 03 août 2021 via un courrier officiel, le ministre Payadowa Boukpessi rappelle au maire, évoquant les dispositions de la Loi n°2008-006 du 11 juin 2008 portant statut des agents des collectivités territoriales, le caractère irrégulier de sa décision tout en lui demandant de se « conformer aux textes en vigueur ». C’est la saga d’un justicier ceint de son épée en mission pour réparer le tort d’un bourreau qui s’est offert le luxe de passer à la guillotine deux de ses administrés, juste pour des fautes qui ne demandaient qu’une simple lettre d’explication.
Irrégularité, abus d’autorité, incompétence, atteinte à la cohésion sociale…
En se référant aux dispositions auxquelles le courrier ministériel renvoie le maire, il est bien confirmé que les décisions incriminées de celle-ci souffrent de conformité avec la loi. L’article 99 de la Loi n°2008 – 006 du 11 juin 2008 portant statut des agents des collectivités territoriales présente le tableau des sanctions possibles à infliger à un agent. Par gradation, on peut citer, de manière exhaustive, l’avertissement ; le blâme, le déplacement d’office ; la mise à pied ne pouvant excéder un mois ; la radiation du tableau d’avancement ou le retard à l’avancement ; la réduction d’ancienneté d’échelon ; l’abaissement d’échelon ; la rétrogradation ; l’exclusion temporaire de fonctions ; la révocation sans suspension des droits à pension, et la révocation avec suspension des droits à pension.
La décision de licencier les deux agents prive définitivement ceux-ci de leurs emplois, une sanction extrême non prévue par les textes à ce stade. Aussi le ministre a-t-il raison quand il écrit dans son courrier : “Aucun acte n’est régulièrement pris pour produire les effets de votre décision qui devrait recevoir le contrôle de légalité du préfet et mon approbation“. La décision du maire, même si elle fut régulière, aurait dû suivre un cheminement indiqué par la loi, partant des rappels à l’ordre que sont l’avertissement et le blâme. Bien avant même d’y arriver, les règles élémentaires du management des ressources humaines dans un service ou dans une entreprise recommandent une demande d’explication écrite aux agents fautifs. C’est en fait le b-a-ba pour enclencher une procédure devant aboutir à une lourde sanction, surtout qu’il s’agit dans le cas d’espèce non d’une faute lourde mais d’une faute simple. Une demande d’explications écrites faisant suite à des faits considérés comme fautifs par l’employeur, et faisant l’objet d’un procès-verbal consigné dans le dossier du salarié, est considérée déjà comme une sanction disciplinaire. Mais une sanction disciplinaire doit toujours être proportionnée aux faits reprochés au salarié concerné, elle ne doit pas avoir pour vocation d’écraser celui-ci et lui enlever de force son emploi.
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Passée à la loupe de toutes les dispositions du Code du travail et de tout l’arsenal juridique du Togo, la décision de licenciement de Geraldo Kiki Roukia et Konsana Simtaya Dorma est abusive et inadmissible. A supposer que les deux agents étaient liés à la commune par des contrats à durée déterminée ou à durée indéterminée, quels que soient les cas de figure, leur licenciement qui équivaut à une rupture définitive des contrats ne peut intervenir dans ces conditions, en se référant aux articles 62 et 65 du Code du travail. Le licenciement de ces employés en marge de toutes les lois de la République symbolise l’abus d’autorité dont se rendent coupables beaucoup de maires qui se croient tout permis, surtout si ces maires occupent une position importante dans le parti au pouvoir. Aussi les chefs des exécutifs municipaux devraient-ils s’attacher les services de conseillers juridiques pour une meilleure gestion administrative des communes au lieu de mettre un point d’honneur à jouir seulement de leurs privilèges et de leur pouvoir.
Yawa Kouigan a fait montre d’abus d’autorité, dans un total mépris de la hiérarchie, puisque l’article 105 de la loi n°2008-006 recommande :
” En cas de faute grave commise par un agent, qu’il s’agisse de manquement à ses obligations professionnelles ou d’infraction de droit commun, l’autorité ayant pouvoir disciplinaire peut le suspendre et saisir, sans délai, la commission administrative paritaire qui émet un avis motivé sur la sanction applicable. Cet avis est transmis à l’autorité compétente.”
Le non recours à la commission administrative paritaire fustigé par le ministre dans son courrier nous renseigne précisément sur le statut des agents licenciés, qui sont donc des fonctionnaires. En effet, l’article 22 du Statut de la fonction publique dispose :
“La commission administrative paritaire ou sa représentation régionale a compétence, en matière de recrutement, d’avancement et de discipline, à l’égard des fonctionnaires affectés et exerçant dans la région relevant de son ressort depuis douze mois au moins.”
Se lever un de ces quatre, parce qu’on détient un pan de pouvoir, et décider de renvoyer des agents de l’Etat au chômage pour retards et absences non justifiés, est un acte dangereux pour la démocratie, une violation fracassante des droits de l’homme, une décision attentatoire à la cohésion sociale si on intègre une dimension politique à la chose.
Yawa Kouigan a poussé le bouchon trop loin dans l’ignorance incroyable des textes. « Par ailleurs, la loi n°2008-006 du 11 juin 2008 portant statut des agents des collectivités territoriales énumère en son article 99 les sanctions disciplinaires et définit en son article 105 les causes de l’exclusion définitive qui requiert l’avis de la commission administrative paritaire. », précise le courrier du ministre. L’alinéa 2 de l’article 105 de cette loi énonce :
“La décision de suspension d’un agent doit préciser si l’intéressé conserve, pendant le temps de suspension, le bénéfice de son traitement ou déterminer la quotité de retenue qu’il subit, qui ne peut être supérieure à la moitié de son traitement. En tout état de cause, il continue à percevoir la totalité des allocations à caractère familial”.
Or la décision de Mme le maire est purement un licenciement qui, selon le droit du travail, dans le cas d’espèce, est une rupture du contrat de travail à l’initiative de l’employeur, et donc une exclusion définitive qui ne laisse aux employés victimes aucune chance de réhabilitation si ce n’est, peut-être, qu’en cas de succès des voies de recours.
Décision inhumaine
« Les femmes sont-elles meilleures gouvernantes que les hommes ? », cette question de Dominique Gaulme dans « Les femmes de pouvoir sont dangereuses » paraît intéressante pour mieux apprécier la décision de Mme Yawa Kouigan. Les partisans de la montée des femmes dans le cercle du pouvoir politique mettent en avant, au-delà de leur compétence, leur sensibilité, leur humanité dans la gouvernance. La cruauté dont a fait montre le maire de l’Ogou 1 dans le licenciement des deux agents fausse foncièrement cette conception des choses.
En toute insensibilité, et pour peu, elle met fin aux sources de revenus vitales de deux togolais qui drainent derrière elles des familles. L’on se demande à juste raison si Mme le maire a pris du temps pour imaginer les conséquences graves que pouvait induire sa décision dans un pays où trouver un emploi engage la croix et la bannière. Ces licenciements sacrifient l’éducation et l’épanouissement des enfants des deux agents licenciés et de tous les autres enfants démunis des familles lointaines dont ceux-ci pourraient avoir la charge. Que dire de la santé, de la survie de ces familles en cette période de crise sanitaire. Non, cette décision est gravissime, alarmante, catastrophique, dramatique, intolérable. Au moment où le président de son parti politique, en qualité de chef de l’Etat, multiplie les initiatives pour favoriser et promouvoir l’emploi, elle, s’échine plutôt à le détruire à l’échelon local pour des raisons futiles, pour rendre inefficace l’action gouvernementale.
Boukpessi en justicier
Le chapitre 2 de la Loi n°2019-006 du 26 juin 2019 relative à la décentralisation et aux libertés locales, consacré à l’exercice du contrôle de légalité, expose les démarches réglementaires requises lors d’une prise de décision. L’article 162 dispose : “Les délibérations, les arrêtés et les actes des autorités communales, ainsi que les conventions qu’elles passent sont obligatoirement transmis au préfet, dans un délai de quinze jours suivant la date de leur signature.” Mais dans le cadre d’une décision pour faute grave, le maire se passe de l’obligation de transmission de la décision au préfet et l’envoie directement à la commission administrative paritaire. Comme le précise l’article 105 de la loi n°2008-006 du 11 juin 2008 qui dit :
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« En cas de faute grave commise par un agent, qu’il s’agisse de manquement à ses obligations professionnelles ou d’infraction de droit commun, l’autorité ayant pouvoir disciplinaire peut le suspendre et saisir, sans délai, la commission administrative paritaire qui émet un avis motivé sur la sanction applicable. Cet avis est transmis à l’autorité compétente. »
Le courrier du ministre couvre les deux hypothèses, que ce soit une sanction disciplinaire pour faute simple ou pour faute lourde, rappelant au maire ses obligations en matière disciplinaire. « Aucun acte n’est régulièrement pris pour produire les effets de votre décision qui devrait recevoir le contrôle de légalité du préfet et mon approbation. Par ailleurs, la loi n°2008-006 du 11 juin 2008 portant statut des agents des collectivités territoriales énumère en son article 99 les sanctions disciplinaires et définit en son article 105 les causes de l’exclusion définitive qui requiert l’avis de la commission administrative paritaire », écrit-il.
A bien interpréter le courrier du ministre, Mme le maire a manqué de soumettre la décision de licenciement des agents au contrôle de légalité de la hiérarchie, autrement, elle a pris une décision relevant exclusivement de son propre pouvoir au mépris de toutes les procédures administratives comme si elle était sur son île.
Dans ce cas, le préfet se trouve dans l’incapacité d’user de ses prérogatives parce que ne disposant pas d’acte administratif qui puisse fonder ses actions, dans le respect de l’article 164 de la Loi n°2019-006 du 26 juin 2019 qui dispose :
“L’annulation des actes relève de la compétence du juge. Le préfet défère devant la juridiction administrative compétente les délibérations, arrêtés, actes et conventions qu’il estime contraires à la légalité, dans les trente jours qui suivent leur transmission prévue à l’article 162. Il en informe le maire. Le préfet peut assortir son recours d’une demande de sursis à exécution. Il est fait droit à cette demande si l’un des moyens invoqués dans la requête est de nature à justifier l’annulation de la délibération, de l’arrêté, de la convention ou de l’acte attaqué. Le juge dispose d’un délai de huit jours pour se prononcer sur la demande de sursis”.
Pour un bon ancrage de l’Etat de droit, la loi autorise les agents licenciés à saisir le préfet et lui demander de faire respecter les articles 164 et 165. “Sans préjudice du recours direct dont elle dispose, si une personne physique ou morale est lésée par un acte d’une commune, elle peut demander au représentant de l’Etat dans la commune de mettre en œuvre la procédure prévue aux articles 164 et 165 de la présente loi. Le préfet apprécie la recevabilité de la requête.”, indique l’article 166.
Or, ici, l’acte incriminé n’a pas été transmis au préfet, ce qui le rend incompétent pour attaquer la décision du maire. Les agents licenciés se retrouvent alors dans une impasse. D’où l’urgence d’une action salutaire de l’autorité supérieure de tutelle qu’est le ministre en charge de la décentralisation. N’étant pas expressément prévue par la loi, cette intervention du ministre Boukpessi, dissimulé dans la toge d’un justicier, pour demander au maire de se « conformer aux textes en vigueur », relève tout simplement d’une opération de régulation et de rétablissement d’une injustice criarde commise par un maire « sans cœur » dans l’exercice de ses prérogatives. Sans l’action du ministre, l’injustice devait prospérer, et la décision irrégulière et cruelle de Mme le maire triompher. Ce qui est inadmissible dans un Etat de droit.
Investi de l’autorité publique, quel que soit l’individu, dès que les actes font entorse à la loi, bafouant les droits des administrés, l’autorité hiérarchique compétente doit se faire le devoir d’intervenir, les instances juridictionnelles sollicitées si nécessaire, pour rétablir la justice. Une révolution des mentalités s’impose afin d’écarter le militantisme de la gestion des affaires publiques. Pour le triomphe du droit sur l’anarchie.
Avec afrikdepeche.com