Le Togo — qui n’a jamais connu d’alternance pacifique — célèbre aujourd’hui le 60e anniversaire de son accession à l’indépendance. Le rappeur Elom20ce, fervent panafricaniste, dresse le bilan.
Que représente pour toi la date du 27 avril ?
Ça ne représente pas grand-chose, car je ne sais pas ce qu’on célèbre en fait. Que s’est-il passé en 60 ans ? Y a-t-il quelque chose à célébrer ?
Pour ne parler que de l’actualité récente, mardi dernier, l’opposant Agbéyomé Kodjo a été arrêté à son domicile, puis libéré et mis sous contrôle judiciaire dans la nuit du vendredi 24 avril 2020 (il réclamait sa victoire à l’élection présidentielle du 22 février dont il conteste les résultats NDRL). Monseigneur Kpodzro, son principal soutien, était là au moment de l’arrestation, car il avait élu domicile chez Kodjo depuis quelque temps déjà. La veille au soir, en plein couvre-feu (mis en place de 20h à 6h en raison de l’épidémie de coronavirus NDRL), j’ai reçu un (message) vocal. C’était cet archevêque de 90 ans qui criait au secours. Il demandait qu’on vienne les libérer, car des forces de sécurité avaient bouclé le quartier et des blindés avaient pris position autour de la maison.
En 1991, ce même archevêque présidait la Conférence nationale souveraine togolaise dont l’ambition — restée vaine — était de permettre une transition démocratique et de mettre fin au parti unique. J’avais 8 ans à l’époque. Pendant les 30 années qui séparent ces deux évènements, il y a eu des morts encore et encore. Que dire de plus : il n’y a rien à fêter.
Ta grand-mère, que l’on entend sur le titre « Lamentations » en ouverture de l’album Indigo, a connu la période de l’indépendance. Sais-tu ce qu’elle espérait à l’époque ?
Le chant de protestation qu’interprète ma grand-mère en ouverture de ce titre date du milieu des années 50. Les partis nationalistes devaient tenir un meeting à Aného, située à 50 km de Lomé. À la dernière minute, le gouverneur français Digo, cité dans le chant, a fait interdire le train qui devait, depuis Lomé, permettre aux manifestants de s’y rendre. Ils ont décidé d’y aller malgré tout. Certains à vélo, la grande majorité comme ma grand-mère à pied. À l’époque il y a avait les travaux forcés, l’impôt. Les gens voulaient se libérer, reconquérir leur dignité. Ils luttaient pour ce que des amis à moi ont appelé « le respect du vivant ». Est-ce qu’on a cela chez nous aujourd’hui ? Je ne pense pas.
Et quid de notre souveraineté ? Sankara disait : « On me demande où se trouve l‘impérialisme ; regardez dans vos assiettes quand vous mangez. Les grains de riz, de maïs, de mils importés, c’est ça l‘impérialisme, n’allez pas plus loin ».
60 ans plus tard, qu’est-ce qu’on produit nous-mêmes ? Qu’est-ce qu’on consomme ?
Notre monnaie, notre système éducatif sont arrimés à la France. Et, pour ne donner encore qu’un exemple, en cette période de confinement, je réalise qu’il est difficile de parler mina avec ma fille. Pourquoi ? Parce qu’en temps normal, elle passe plus de temps à la crèche qu’avec moi, et à la crèche on lui parle français.
Se réapproprier sa dignité et son identité passe, à mon sens, par des choses basiques comme parler notre langue et la comprendre.
Comment expliques-tu que l’histoire de Sylvanus Olympio, le père de l’indépendance togolaise, soit si mal connue ?
Mais parce ce qu’à l’école on ne nous enseigne rien sur lui ! On nous dit qu’il a été assassiné, on ne nous dit même pas par qui. On saute cette partie de l’Histoire. Ce que je sais sur lui, je l’ai appris en discutant avec des gens ou en lisant des livres, notamment La Françafrique : le plus long scandale de la République de François–Xavier Verschave.
Sylvanus Olympio avait un vison pour le Togo. Il a été assassiné, entre autres, parce qu’il envisageait de sortir de la zone franc (CFA) et de créer une monnaie togolaise.
Après, je pense qu’il a fait des erreurs stratégiques aussi : il a notamment refusé que les soldats qui revenaient d’Indochine puissent intégrer l’armée togolaise. Dans sa conception des choses, des hommes qui étaient allés se battre aux côtés des Français contre des gens qui luttaient pour leur indépendance ne pouvaient pas intégrer l’armée togolaise. C’était une erreur, il en a payé de sa vie.
À Lomé, aucune place ne porte son nom. Il n’y a pas de monument en son honneur ni de musée où l’on peut apprendre des choses sur cette période. Cette blessure est encore là. Et ce n’est pas, comme ils l’ont fait il y a quelques années, en donnant son nom au CHU de Lomé qu’elle va cicatriser : tout le monde sait que cet endroit est un mouroir !
Edem Kodjo, ex-secrétaire général de l’OUA (devenue l’UA), ancien Premier ministre du Togo et auteur de Et demain l’Afrique (1985), est décédé en avril dernier à… l’Hôpital américain de Neuilly, en région parisienne.
Dans une récente interview au journal togolais L’Alternative, répondant à une question sur la crédibilité des élections en Afrique, il posait cette question : « Avons-nous sauté trop vite à pieds joints sur des modèles de structures gouvernementales en déphasage avec notre culture ? Force est de constater qu’après soixante ans d’indépendance la greffe n’a pas encore pris et qu’il faut faire davantage, notamment dans la partie francophone du continent. » Partages-tu son point de vue ?
Le problème en Afrique, ce ne sont pas les élections. Le problème c’est que celui ou celle que le peuple choisit n’est pas toujours la personne à qui on donne le pouvoir. Une partie non négligeable du peuple estime très souvent qu’on ne lui a pas dit toute la vérité des urnes. Pour parler de la récente élection présidentielle dans mon pays, le Togo, qui a reconduit aux affaires le chef de l’État sortant, les tensions politiques nées de cette élection suscitent en moi plein de questions. Le peuple qui s’est mobilisé en masse contre le pouvoir en 2017-2018 — l’impact économique de cette mobilisation suffit largement pour se convaincre que ce n’était pas une saute d’humeur — a-t-il changé radicalement de position pour renouveler sa confiance à ce même pouvoir deux ans plus tard ? Si oui, pourquoi ce revirement spectaculaire? Sinon, où se situe la vérité ? Est-ce que c’est la faute du copier-coller sur les structures gouvernementales des pays européens ? Non.
En plus, évoquer la démocratie comme quelque chose qui a été importée, c’est se limiter à une version récente de l’Histoire de l’Afrique. Edem Kodjo était un grand intellectuel. Paix à son âme.
On te sait fervent panafricaniste. L’unité de l’Afrique peut-elle être, selon toi, le gage d’une réelle indépendance du continent ?
Effectivement, je pense qu’il n’y aura pas d’indépendance concrète sans une Afrique unie.
On cite souvent Kwamé Nkrumah pour l’Afrique anglophone qui, le jour de l’Indépendance du Ghana, le 6 mars 1957, a dit : « Our independence is meaningless unless it is linked up with the total liberation of Africa ». Mais en Afrique francophone, un homme comme Modibo Keita avait lui aussi compris que, pour que les indépendances soient effectives, il fallait être ensemble. D’où l’article 48 de la première Constitution du Mali qui stipulait : « La République du Mali peut conclure avec tout état d’Afrique des accords d’association ou de communauté comprenant l’abandon partiel ou total de souveraineté en vue de réaliser l’unité africaine ».
Dans son discours Kwame N’Krumah disait aussi, en substance, qu’il allait falloir travailler de manière acharnée (« hard work ») pour montrer au monde qu’on était capable de nous gérer nous-mêmes. Ce « hard work » là, il s’est effrité avec le temps. Certains se sont fatigués, d’autres ont été terrorisés, d’autres encore n’y croient plus.
L’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo disait : « Quand on ne sait pas ce qu’on cherche, on ne comprend pas ce qu’on trouve. » Nos aînés ont fait un travail titanesque. Malheureusement la transmission a manqué, et la nouvelle corde croit qu’elle pourra se tisser sans l’ancienne. Quand on cite Cabral, Nkrumah ou Lumumba, combien de nos jeunes ont pris le temps de regarder ne serait-ce qu’un documentaire ? Qui a pris le temps de lire les discours pour connaître la pensée de l’homme et aller au-delà des citations ?
60 ans après, continuer à célébrer l’indépendance des pays de manière individuelle relève d’un échec. Pour moi, célébrer les indépendances aujourd’hui, c’est remettre sur la table la pensée des hommes qui se sont battus à l’époque, les analyser dans le contexte actuel et s’organiser afin de voir les choses de ma manière collective. Sans cela, dans 30 ans, on sera toujours dans nos micros états à subir, souffrir et pleurer.
En ce jour, si tu devais choisir deux morceaux dans ta discographie. Quels seraient-ils ?
« AfriKa iz da prezent » parce que dans le clip, à la fin, on voit Kwame N’Krumah lors du discours que je citais tantôt. Et et aussi parce qu’on y aborde la question de la circulation des personnes : dans des images tournées en caméra cachée à un poste de contrôle à Sogakopé, une commune de l’est du Ghana la frontière entre le Togo et le Ghana, on voit un policier ghanéen nous demander si on est ivoirien. On en est là.
Et puis le titre « Comme un poison dans l’eau », car il s’ouvre par les mots du Capverdien Amilcar Cabral. Il s’agit d’un extrait d’une interview qui date de novembre 69 où le leader du PAIGC (Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap Vert), alors en exil en Guinée Conakry, explique pourquoi nous voulons l’indépendance.
Trois mois après le lancement de l’album AMEWUGA, Elom 20ce lance un jeu-concours pour faire gagner des prix à ses followers. Rendez-vous du 1er au 24 mai sur son site.
Via Pan-African